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Résumé : Le début de l’anthroposophie est à chercher dans l’œuvre de Goethe, dans une démarche artistique et philosophique qu'on peut appeler « gœthéanisme ». Le médecin suisse Ignaz Paul Vital Troxler, a ensuite conceptualisé cette démarche en tant qu’« anthroposophie », rassemblant les dimensions matérielles et spirituelles de l’être humain. Rudolf Steiner, un des grands spécialistes de la pensée de Gœthe en son temps, a développé, approfondi et popularisé ce « gœthéanisme », qu'il appellera aussi « anthroposophie » en se rattachant à Troxler. L’anthroposophie se définit alors comme une exploration de l'esprit humain et des phénomènes naturels pour accéder à des « phénomènes originaux » ( Urphänomene ) qui se situent au-delà de la réalité immédiatement visible, mais transparaissent à travers elle. Parmi ces phénomènes, on trouve par exemple l'organisme suprasensible de tout être vivant que Gœthe appelait « plante originelle », ou encore le « Je » humain, qui est aussi une réalité en soi invisible, mais qui transparaît à travers les êtres humains visibles. Cette connaissance spirituelle ou science de l’esprit nécessite un développement intérieur basé sur une pensée contemplative, sur la méditation, l’exercice et le développement de soi. Elle vise à relier l’humain à son environnement naturel, social et spirituel, valorisant son potentiel créatif en reliant science et art. Elle enrichit la pratique quotidienne et professionnelle, comme le montrent par exemple l’agriculture biodynamique ou la pédagogie Waldorf. L’anthroposophie n'est ni un système, ni une institution. Elle est une démarche de connaissance en évolution qui veut répondre aux défis de la modernité. Au sens large, l’anthroposophie désigne un développement de la pensée et de la conscience qui émergent dans l’humanité moderne pour renouer avec la nature, l’humain et leurs dimensions spirituelles de manière créative.

 
Origines du mot « anthroposophie »

Le terme « anthroposophie », littéralement  « sagesse humaine », est apparu à la Renaissance dans des ouvrages de théosophie chrétienne, sous la plume d'auteurs souvent proches de la pensée de Paracelse et des Rose-Croix. L'anthroposophie était alors souvent évoquée en marge et présentée comme la « sœur cadette » de la théosophie (sagesse divine). Ce n'est qu'au tournant du 18e au 19e siècle que l'anthroposophie prendra sa véritable forme moderne. Par sa nature, elle ne pouvait s'épanouir qu'à une époque qui mette en avant la pensée et la liberté individuelles, et puisse reconnaître l'universel en chaque être humain. L'anthroposophie est née avec la modernité : elle est en gestation dès la Renaissance et durant les Lumières, et naitra avec l'époque de Gœthe et de la « Naturphilosophie » allemande pour s'épanouir dans le projet de Rudolf Steiner d'une Université libre de science de l'esprit.


Émergence d'une anthroposophie

Le mot « anthroposophie » connaîtra donc son véritable premier essor au 19e siècle, en Allemagne, dans le sillage du cercle d'Iéna qui regroupe Gœthe, Schiller, Hegel, Fichte, Schelling, Novalis, eux qui cultivèrent la « Naturphilosophie » et l'idéalisme allemands en réfléchissant à la condition de l’homme moderne. Ces penseurs avaient identifié les limites du rationalisme et du matérialisme. Ils cherchaient tous, chacun à sa façon, à créer les bases pour une connaissance du vivant, une connaissance suprasensible, comme disait Gœthe. Tandis que ces auteurs n'ont pas utilisé le mot « anthroposophie », Rudolf Steiner qualifia plus tard ce mouvement de pensée de « gœthéanisme », qui était pour lui un synonyme du mot « anthroposophie ». Le mot « anthroposophie » va prendre une nouvelle dimension à travers différents penseurs du 19e qui, s'inspirant de ce « gœthéanisme », utiliseront ce terme de manière de plus en plus systématique, par exemple le philosophe-médecin suisse Ignaz Paul Vital Troxler ( 1780-1866 ), mais aussi I. H. Fichte, le fils du célèbre philosophe, Gideon Spicker ou Rober Zimmerman. Troxler fut l'élève de plusieurs personnalités du cercle d'Iéna, mais aussi l'ami de Schelling et Beethoven. Il synthétisa l'approche « gœthéenne » sous le terme « anthroposophie ». Il y décrit une « anthropologie philosophique » qui se base sur la reconnaissance de la nature spirituelle de l'être humain. Pour Troxler, si l'on veut respecter la nature humaine et son potentiel créatif et libre, il est nécessaire que cette nouvelle approche se développe. En effet, au 19e siècle, siècle du matérialisme et de l'industrialisation, l’humanité a appris à tout comprendre de manière mécanique et matérielle. Les lois découvertes par cette méthodes permettent d'immenses progrès dans le domaine technique. Cependant, si seules ces lois mécaniques existaient, il n'y aurait aucune place, ni pour la créativité, ni pour la liberté, ni pour l'individualité humaine, puisque toute cause serait toujours mécanique et extérieure ( hérédité ou conditionnement éducatif et culturel ). Il est donc nécessaire de reconnaitre en l'être humain une cause qui n'est pas à l'extérieur, mais qui repose en lui seul : sa dimension spirituelle individuelle, son Soi spirituel qui a sa cause en lui-même. Une science de l'être humain et du monde qui se développe sur cette vision spirituelle, Troxler l'appelle « anthroposophie ». Il écrit : « Pour que la philosophie s'accomplisse dans l'anthroposophie, il ne faut rien de moins qu'un point de vue entièrement nouveau, élevé au-dessus de toute réflexion et de toute spéculation, un organe particulier et supérieur de la conscience et de la connaissance », mais aussi : « L'anthroposophie a le caractère d'un principe créateur, vivifiant et animant. »

Nous arrivons ensuite à Rudolf Steiner, au tournant du 19e au 20e siècle, qui devint très vite un des grands spécialistes de l'œuvre de Gœthe. En 1882, à l’âge de 21 ans, il reçut sa première mission d’édition des œuvres scientifiques de Gœthe, sur recommandation de son professeur Karl Julius Schröer, pour l’édition de Josef Kürschner. Il poursuivit son travail aux Archives Gœthe et Schiller à Weimar, où il fut invité à collaborer comme éditeur des œuvres scientifiques de Gœthe. Cette période fut particulièrement intense, culminant avec la publication de son ouvrage « Gœthe et sa conception du monde » en 1897. Durant ces années, Steiner développa une profonde compréhension de la pensée de Gœthe. Steiner n'a pas parlé d'anthroposophie durant les 40 premières années de sa vie. C'est lorsqu'il prend la tête de la section allemande de la société théosophique, en 1902, qu'il soulignera clairement que son enseignement sera une « anthroposophie » plutôt qu'une « théosophie ». Nous savons aujourd'hui que Steiner était un fin connaisseur de la littérature théosophique depuis ses jeunes années, mais il ne s'exprimait pas publiquement à ce sujet et ne souhaitait pas se lier aux groupes de la Société théosophique, car il n'y trouvait pas assez de « pensée claire ». Accédant au responsabilité au sein de cette Société, il utilisera le terme « théosophie » durant la décennie où il occupera cette fonction. Ce n'est que lorsqu'il est contraint de quitter la société théosophique en 1912 que le terme « anthroposophie » prendra une place centrale pendant les douze dernières années de sa vie.

Rudolf Steiner a marqué le mot « anthroposophie » en la décrivant comme une méthode de recherche scientifique spirituelle. Il insistait sans cesse sur le fait que cette nouvelle science était un « gœthéanisme », mais un gœthéanisme en évolution permanente, tourné vers l'avenir. Il conseillait sans cesse aux théosophes de lire Gœthe, Schiller, Novalis, mais aussi des philosophes comme Hegel ou d'autres idéalistes allemands, plutôt que des livres traditionnels de la théosophie, pour vraiment développer une pensée spirituelle claire. Avec Steiner, il s'agit de pratiquer des exercices pour développer sa pensée, sa connaissance de soi, sa sensibilité. Ces exercices et médiations sont la condition de base pour une science de l'esprit et constituent une méthode de recherche vivante. Steiner a apporté une multitude impressionnante de résultats de recherche obtenus par cette méthode, retranscris dans une trentaine de livres et des milliers conférences. La personnalité de Gœthe gardera une place centrale pour Rudolf Steiner tout au long de sa vie, au point qu'il insista pour que le centre mondial qu’il voulait créer, cette Université libre de science de l'esprit, soit appelé « Gœtheanum » (Maison de Gœthe).

« Pour me faire comprendre sur ce point, je voudrais rappeler aujourd'hui comment la science de l'esprit dont il est question ici n'est au fond qu'un développement de ce qui, dans ses premières bases, a été fondé comme une nouvelle connaissance de la nature par un naturaliste bien connu, qui n'est autre que le poète Gœthe. C'est précisément pour cela que nous appelons notre bâtiment sur la colline de Dornach le " Gœtheanum ", parce que nous voulons pratiquer le gœthéanisme, mais pas le gœthéanisme tel que le pratiquent les spécialistes de Gœthe, qui croient que l'esprit de Gœthe s'est arrêté en 1832 et qu'il faut étudier ce qu'il a produit pour pratiquer la science de Gœthe. Non, nous ne pratiquons pas un gœthéanisme de 1832, mais un gœthéanisme de 1920, qui continue d'agir aujourd'hui par l'esprit de Gœthe. Ce qui apparaît encore de manière élémentaire chez Gœthe peut être aujourd'hui saisi sous une forme plus élaborée. » Rudolf Steiner, 1920, GA334


Nature et définition de l'anthroposophie

Si la pensée rationnelle s'est développée de manière extraordinaire, permettant d'explorer et de transformer le monde de manière inégalée. Cette pensée, aujourd'hui dominante, est restée tournée vers l'extérieur : elle ne s'observe pas elle-même. La pensée qui s'observe elle-même constitue un acte spirituel fondateur pour l'anthroposophie, qui repose précisément sur la découverte de la nature spirituelle de la pensée humaine. Elle invite à retourner la pensée vers l'intérieur et vers le monde des idées pures. Ce faisant, elle permet de constater qu'il est possible d'explorer les mondes intérieurs et spirituels avec la même exactitude que le monde extérieur visible. Il est ensuite possible de diriger le regard vers le monde extérieur pour y découvrir aussi une dimension plus profonde, une dimension spirituelle active dans la nature. Il ne s'agit pas de théories mais d'expériences de la conscience qui ne peuvent être réalisées que par des efforts et des exercices.

Cette recherche spirituelle est donc une démarche empirique fondée sur l'expérience et la vérification des résultats, tout comme la science de la nature. Dans le cas de l'anthroposophie, le laboratoire expérimental se trouve à l'intérieur de l'être humain, il ne peut pas être extérieur comme dans la science classique. La recherche spirituelle anthroposophique implique donc nécessairement un développement intérieur qui permette de rendre la vie intérieure apte à réaliser les expériences spirituelles qu'elle cherche à étudier. Ce développement intérieur passe par la pratique d'exercices et de méditations qui rendent possible cette recherche. Le laboratoire intérieur n'est pas incompatible avec les laboratoires extérieurs : les deux peuvent justement collaborer de manière fructueuse.

Alors que la spiritualité exigeait autrefois un maître spirituel, l'être humain moderne se base sur lui-même. Il dispose de sa pensée individuelle. Ainsi que le démontrent les mathématiques, la pensée humaine offre la possibilité de transcender la subjectivité pour atteindre une dimension universelle, une objectivité spirituelle qui dépasse l'individu. Lorsque cette faculté transcendante de la pensée s’intériorise et s'applique au développement personnel de l'être humain, elle permet une transformation par laquelle l'expérience subjective prend une forme de plus en plus objective. Par des exercices développant l'empathie et la sensibilité, l’expérience intérieure acquiert la capacité de servir d'organe objectif de perception, sensible aux réalités d'ordre psychique et spirituel. On parle de « pensée du cœur » ou d'« organes de perception spirituelle ».

Chez certaines personnes ayant vécu des expériences de vie particulières ou ayant exercé la connaissance de soi de manière approfondie, ce développement peut se produire quasi naturellement. L'anthroposophie décrit ces processus de manière méthodique pour les rendre compréhensibles et accessibles au plus grand nombre. Par ce développement intérieur, l'être humain se libère peu à peu de ses tendances instinctives et subjectives, et devient capable de regarder en lui-même autant que dans le monde d'un point de vue supérieur, transcendant sa personnalité. Une instance supérieure, génératrice de sagesse, se forme et s'affirme. C'est pourquoi, lorsqu'on demanda à Rudolf Steiner de donner une définition de l'anthroposophie pour l'Oxford Dictionary, il proposa : « L'anthroposophie est une connaissance produite par le Soi supérieur en l'être humain. »

En tant que démarche de connaissance, l'anthroposophie est qualifiée de science de l'esprit. Ces mots peuvent prêter à confusion, car on se fait aujourd'hui une idée souvent réductrice de la science. La science exige une méthodologie qui permet à l’individu de produire et reproduire une connaissance objective de manière autonome. La même idée est à la base de la science de l’esprit, mais son objet de recherche étant de nature différente, la méthodologie doit lui être adaptée. Dans les sciences de la nature, l’objectivation est réalisée par une mesure basée sur des étalons extérieurs. Dans la science de l’esprit, le chercheur doit se faire lui-même étalon pour objectiver des phénomènes : un développement de soi est donc la condition préalable. L'être humain devient l’instrument de mesure et de perception. Cette science se transmet en invitant le lecteur ou l'auditeur à diriger son attention sur un phénomène, par différentes perspectives, pour qu’il puisse reproduire par lui-même l'expérience intérieure correspondante. Chacun peut alors, dans son propre laboratoire intérieur, commencer à vérifier si les affirmations proposées se confirment ou non, si elles doivent être corrigées ou complétées. Pour ces mêmes raisons, les formes d'expression d'une recherche spirituelle incitent naturellement à utiliser les moyens de l'art pour s'exprimer, comme la poésie, mais aussi tous les autres arts. Science et art se rejoignent dans l'anthroposophie.


Évolution et diversification de l'anthroposophie

L'anthroposophie ou science de l'esprit est parfois assimilée à l'œuvre de Steiner. Certains pensent qu'elle se résume à ce qu'il a pu en dire. Son œuvre est en effet une source sans égal concernant l'anthroposophie. Il n'a cependant jamais été ni dans son intention, ni dans la vocation de l'anthroposophie de se limiter à l'œuvre d'une seule personne. Que ce soit à travers les prédécesseurs, à travers les collaborateurs ou les successeurs de Rudolf Steiner, l'anthroposophie a toujours été en développement. Rudolf Steiner incitait lui-même au développement permanent et soulignait que l'anthroposophie pouvait présenter des erreurs qui devraient être corrigées à l'avenir. La discipline anthroposophique n'invite pas à se subordonner à la pensée d'un autre ou à des idées toutes faites, elle stimule la réflexion individuelle, l'activité intérieure, renforce l'individualité autant que l'intérêt pour les autres et les phénomènes du monde et, surtout, révèle le potentiel créateur de chacun. Elle est par nature incompatible avec le dogmatisme. L'anthroposophie peut être pratiquée par tous ceux souhaitent s'y consacrer sérieusement et se mettre sur le chemin de l'étude et de l'exercice. Ses résultats de recherches doivent être constamment réactualisés, vérifiés et complété par de nouvelles recherches. Chaque individu humain étant doté de capacités différentes, l'anthroposophie prend différentes formes selon les personnes.

La recherche anthroposophique a aussi besoin de la recherche des autres sciences pour progresser : elle est nourrie par toute la recherche humaine de son temps. C'est en s'intéressant à la culture au sens large qu'elle devient une force contributrice. L'anthroposophie, en tant que méthode, s'applique à tous les champs de recherche imaginables, qu'il s'agisse de domaines de connaissance généraux, philosophiques, spirituels, naturels, esthétiques ou de domaines appliqués à des pratiques concrètes comme l'agriculture, la pédagogie, etc. ce qui a donné naissance à des méthodes particulières comme la Biodynamie ou la pédagogie Waldorf, par exemple, et peut en permanence donner naissance à de nouvelles impulsions et projets.

 

Actualité de l'anthroposophie

Notre époque est en crise avec le vivant. Elle est en crise sociale. Elle est en crise de sens. Toutes ces crises sont des opportunités de développement. Il n’est pas question de retourner en arrière, mais d’accomplir un pas vers une maturité spirituelle supérieure. Par l’approche qu'elle propose, l'anthroposophie peut apporter une contribution décisive. Sa discipline et ses résultats permettent de relier ce qui s'est séparé avec la modernité : le subjectif et l'objectif, l'être humain et son environnement naturel, social et spirituel.

Par exemple, l'approche écologique ne peut être fondée sur des solutions extérieures : l'être humain doit apprendre à se relier intérieurement à la nature et au cosmos. De même, la question sociale exige une élévation du point de vue : comment trouver un sens profond à la biographie humaine et aux multiples constellations sociales pour que chacun trouve sa place créative ? La démarche anthroposophique permet de retrouver du sens à travers une recherche individuelle et approfondie, sans se limiter à telle ou telle tradition, mais en explorant le noyau de vérité de toute conception, religion, spiritualité, philosophie ou œuvre artistique, pour en tirer une nourriture spirituelle et un sens supérieur qui renforce la personnalité humaine.

Dans ce sens, l'anthroposophie est une démarche spirituelle émegente de la modernité. Elle ne peut être enfermée dans un système ou dans une institution. Toute personne qui pratique par elle-même cette pensée et ce développement de soi, même si elle ne connaît pas le mot « anthroposophie », participe déjà à cette nouvelle conscience, à cette anthroposophie. La Société anthroposophique ne prétend pas avoir une prérogative sur l’anthroposophie, mais souhaite aider au développement de cette discipline intérieure, de cette sagesse humaine qui émerge aujourd’hui.


Dessin sur tableau noir de Rudolf Steiner.
Dessin sur tableau noir de Rudolf Steiner.

Qu'est-ce que l'anthroposophie ?

D'abord à travers Gœthe, puis Rudolf Steiner, puis l'Université libre de science de l'esprit, le « gœthéanisme » se développe comme une démarche de connaissance nouvelle qui inclut et prolonge la pensée rationnelle : une nouvelle conscience pour retrouver le lien intérieur avec la nature, l'humain et leurs dimensions spirituelles.

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